07 Nov 2014

Les média, puissants vecteurs du relativisme

Category: Société (pervertie)Léo @ 14 h 15 min

 

Ce phénomène (qui a été l’objet de précédents articles du même auteur) tend à se généraliser à toute vitesse. De plus en plus d’informations diffusées par la presse comme par la télévision sont en réalité a-informatives, c’est à dire sans contenu véritable. Tout en donnant l’illusion que ces informations sont essentielles, elles ne font que reproduire, de façon brute et non analysée, l’opinion publique à leur sujet. Ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

Ainsi cette semaine dans l’éditorial d’un grand hebdomadaire (pourtant tout à fait respectable), le retour de l’ancien Président est jugé raté. Pour étayer cette affirmation, l’auteur cite le fait que la majorité des français le pense.

Cette confusion entre un jugement de l’opinion publique et la réalité se répand de façon très spectaculaire. Or il s’agit d’une dangereuse erreur de logique. Car elle laisse supposer que l’opinion publique a un avis exact sur tout (le sens de ce mot « exact » est important. Il est décrit ci-après).

Dans la mesure où la politique est beaucoup une affaire de communication, il est intéressant de rappeler comment dans le monde de la publicité, les campagnes sont testées avant leur lancement (pré-tests) et après qu’elles aient eu lieu (post-tests). Ces rappels sont d’ailleurs détaillés ici en toute modestie car il y a régulièrement des cas de campagnes qui n’avaient pas spécialement de bons scores et qui se sont pourtant avérées très efficaces pour les produits ou les services dont elles faisaient la promotion. L’inverse existe également. C’est dire combien ce domaine est complexe :

Pré-tests :

Avant toute chose, on mesure si le message est compris de la cible visée. Ce qui n’est pas toujours évident, notamment lorsque celui-ci comporte de l’humour ou des dimensions techniques ou encore lorsqu’il touche à des domaines à forte implication (valeurs, croyances, personnalités, etc…).

Ensuite, en l’absence de certitude, les cabinets d’étude vont analyser si le message ne rebute pas la cible, en partant d’un principe de bon sens qui consiste à penser que si le message rebute, il ne sera pas efficace. Il ne s’agit là que d’une précaution, et cette précaution peut même s’avérer dangereuse dans le cas de messages qui rebutent, mais qui sont quand même efficaces… L’image donnée au produit ou service va être également décortiquée, toujours par rapport à ce sacro-saint principe qui suppose qu’une perception négative ne sera pas vendeuse pour le produit ou le service. Il en est de même pour la marque.

Enfin, il est intéressant de mesurer le score d’agrément vis-à-vis du produit ou service, ou le niveau d’intention d’achat, en le comparant notamment avec des standards du marché. C’est un indicateur théoriquement intéressant pour décider de lancer une campagne ou pas. Mais celui-ci n’est pas dénué de risque non plus : il est parfois délicat pour les interviewés de dire qu’ils ont apprécié quelque chose qui n’est pas forcément très correct d’un point de vue moral, politique ou social… Les réponses peuvent être ainsi très trompeuses. Quelques exemples pour illustrer l’importance de ce phénomène : les erreurs constatées en France et en Italie par les Instituts de sondage concernant des personnalités controversées telles que Silvio Berlusconi ou Jean Marie Le Pen, avec des résultats d’élection systématiquement meilleurs que prévus. Ou plus anciennement, une erreur récurrente à l’époque de l’émission « Apostrophe » de Bernard Pivot, émission qui sortait systématiquement en tête des préférences des Français, tandis que l’audience prouvait l’inverse…

De toute façon, il n’est même pas sûr que les personnes interviewées soient toujours conscientes de l’ensemble de leurs perceptions…

Post-tests :

Il existe plusieurs façons de mesurer l’efficacité d’une campagne a posteriori, et la meilleure d’entre elles consiste bien sûr à regarder la courbe des ventes. L’idéal est de le faire de façon scientifique, en « double aveugle » sur ce que l’on appelle des « marchés tests » (des quartiers ou des zones géographiques) de préférence en nombre suffisamment élevés du  point de vue de la loi statistique Laplace Gauss. Lorsque des accroissements de ventes ne sont expliqués que par un seul facteur, la campagne de publicité (toutes choses étant égales par ailleurs), et que ces accroissements se reproduisent dans la plupart des cas, alors il y a la certitude  que la campagne a été efficace.

Outre cette méthode, il y a les scores d’agrément mentionnés ci-dessus et les taux de mémorisation, en particulier lorsqu’il y a un manque de notoriété à l’origine de la campagne.

Il apparait donc clairement que tout ce qui touche aux opinions et aux comportements prédictifs nécessite beaucoup de doigté. Il ne s’agit pas de mesures véritablement scientifiques au sens où on l’entend. Et de ce fait, les protocoles doivent emprunter autant que faire se peut la rigueur des sciences dures. Ce que font d’ailleurs les sciences humaines, mais pas souvent les journalistes. Aucune société de sondage ne demandera par exemple à des clients potentiels s’ils pensent qu’une campagne sera efficace (sinon, n’importe qui pourrait travailler dans de telles sociétés et on n’en aurait d’ailleurs plus besoin) !

Revenons sur le terme d’exactitude mentionné au début de cet article, et posons-nous la question suivante : en quoi l’opinion publique serait « exacte » ?

Une opinion est exacte lorsqu’à l’instar d’un protocole scientifique éprouvé et reproductible, elle décrit un fait réel de façon parfaitement fidèle, fiable et exhaustive.

Lorsque l’on demande à l’opinion publique de donner un avis sur un fait (une rentrée politique, un programme économique, une décision de justice, etc…), on doit donc s’assurer que :

-a) la question est bien comprise (quelles sont les limites de la question, le champ sur lequel elle porte, et jusqu’où ?)

-b) le répondant est compétent pour exprimer un avis personnel (il faut en effet éviter que la réponse ne soit qu’une répétition du halo médiatique qui entoure la question ou l’objet de la question. On appelle cela le phénomène de « rationalisation », il permet au répondant de donner une image conforme à ce qu’est supposé attendre  l’intervieweur)

-c) le répondant est suffisamment en confiance et détaché du moindre enjeu pour donner son véritable avis (sinon, il ne prendra aucun risque et biaisera, quand bien même du point de vue du critère (b) il serait tout à fait capable).

Ainsi, force est de constater que la chaîne de conditions successives (a)(b)(c) n’a rien d’évident. A chaque étape se trouvent des risques de méprise, de mauvaise réponse ou de réponse falsifiée.

D’où vient donc cette manie de citer les sondages à tour de bras dans les média ?

Comme indiqué dans d’autres analyses précédemment présentées, cette habitude a pris sa source dans la toile. Grâce à la possibilité donnée par internet (et le numérique) de mesurer instantanément le nombre clics, de likes ou de posts dans les forums, ce genre d’information non représentative (car ne traduisant que l’opinion de ceux qui se sont manifestés, sans pouvoir préjuger de leur intention à l’origine de cet acte) a envahi les écrans.

La presse et la télévision se l’approprient. Certes, cela coïncide parfaitement avec le déclin de l’esprit critique et de l’analyse « à froid » qui caractérise l’époque actuelle. C’est tellement plus affriolant de lire des résultats de sondages : cela flatte le narcissisme, c’est d’une lecture directe et facile, et cela donne l’illusion d’une certain voyeurisme.

Or n’en doutons pas : le vrai voyeurisme, le vrai narcissisme et la vraie curiosité seraient autrement plus comblés par des analyses en profondeur respectant des protocoles rigoureux et pertinents. Mais voila, ces analyses demandent plus de temps et plus de compétence de la part des journalistes. Elles exigent également plus de disponibilité et de concentration de la part des lecteurs et des spectateurs.

On en revient donc toujours à ce risque de bêtification des masses, ce risque qui constitue pourtant le plus grand danger de toute démocratie… Lorsqu’il n’existe aucune incitation à l’édification mentale, la primarité (facilité, immédiateté, affects) a toujours le dernier mot sur la secondarité (réflexion, recherche d’information, construction méthodique du jugement, culture humaniste et scientifique). Ainsi fabriquent-on des troupeaux de gens qui, petit à petit, perdent leur esprit critique, et deviennent de ce fait de plus en plus facilement manipulables… Ces gens-là ne lisent presque plus, se nourrissent d’images, zappent sur ce qui n’est pas directement assimilable et plaisant (à ce sujet, l’étude scientifique parue dans Le Débat sur la façon dont Internet a modifié le processus même de la lecture est inquiétante) .

Mais qui peut donc se charger de cette édification mentale, après l’Ecole (qui ne dure qu’un temps, et dont on sait qu’elle n’est plus tout à fait exemplaire)  si la profession journalistique ne veut plus l’assumer ?

Laisser une réponse