20 Juil 2014

La France telle qu’elle est

Category: Société (pervertie)Léo @ 12 h 29 min

Travailler à l’étranger, partir en mission plusieurs mois dans des pays variés, proches ou éloignés, et y rencontrer leurs habitants dans le cadre professionnel (et souvent privé), tout cela constitue la meilleure façon de prendre du recul par rapport à son pays natal, et de le redécouvrir d’un œil neuf et capable de surprise, en ayant abandonné ce terrible prisme de l’habitude qui fait que l’on ne voit plus rien, et que l’on ne s’étonne plus jamais de ce qui se produit chez soi.

Après six mois en Asie à peine interrompus par une semaine en Europe de l’Est (qui m’a permis d’accrocher à mon palmarès un seizième pays étranger dans lequel la chance m’a été donnée de travailler),  je me suis posé à l’Aéroport Charles de Gaulle ce jeudi dix-sept juillet en fin de matinée. Comme souvent,  j’ai emprunté la navette pour rejoindre la gare du RER afin de me rendre au bureau. Dans cette navette propre et silencieuse, je me souviens qu’ils s’y trouvaient une famille nombreuse probablement hollandaise, une jeune fille anglaise ou australienne, un jeune couple d’italiens, trois  hommes d’affaires allemands, un étudiant français, et je retrouvai la plupart d’entre eux dans la voiture du RER.

La rame du RER était bondée et le spectacle qu’elle offrait tranchait violemment avec la population qui était encore quelques minutes plus tôt dans le VAL automatique. Il est évident que la variété ethnique est un avantage, une richesse pour n’importe quel pays (comme l’indiquèrent C.Levy-Strauss, J.Beaudrillard et tant d’autres) mais le brassage tel qu’il apparaissait dans le train semblait incomplètement représentatif de ce qu’il aurait pu avoir de positif, et pour tout dire, parfaitement biaisé puisque  la moitié des passagers était d’origine africaine ou maghrébine et ne reflétait que certaines couches de la société : jeunes mères voilées et pauvres avec leur poussette, femmes obèses et fatiguées en boubou, étudiants attardés et quasi marginaux, vieillards en rupture de société, tel était le spectre socio-culturel que transportait la voiture dans laquelle je me trouvais. Les jeunes cadres dynamiques que j’avais si souvent rencontrés lorsque j’étais en mission à Abidjan ou à Dakar, les étudiantes brillantes et  énergiques que j’avais croisées à Tunis ou à Alger lorsque j’y travaillais ? Aucun d’entre eux n’était représenté.

Parmi la population non immigrée présente dans le train avant l’arrêt à aéroport, une partie seulement était d’un profil sociologique à peu près similaire, à quelques différences d’intensité près toutefois. Mais au final, dans cette voiture, toutes origines confondues, le chômage, la solitude ou les difficultés quotidiennes se lisaient de toute évidence sur de nombreux visages.

Alors que j’étais assis et que je regardais de façon circulaire les passagers du train, tel un scanner vivant et surpris, j’étais tiraillé entre deux sentiments antagonistes et cet antagonisme en était douloureux. D’un côté, je me disais que recueillir la misère du monde était en effet quelque chose de grandiose et j’en étais fier. Mais ce sentiment était aussitôt brouillé par son contraire : pour ces personnes dans le besoin, la France était-elle vraiment la solution ? Au-delà de l’incroyable et si magnifique dispositif d’aides sociales qu’elle leur propose, que leur reste-t-il de solide et de pérenne ? Ces personnes auront-elles par la suite la possibilité de devenir autonomes, de trouver un emploi et de progresser dans l’échelle sociale ? La France ne serait-elle pas finalement qu’une solution à court terme, un mirage en forme d’eldorado, un pourvoyeur de méthadone incapable de conduire jusqu’au sevrage, un trompe l’œil qui masque l’absence de perspective,  et qui, la pensée m’effleura tout d’un coup, consolide, quelle horreur, cet implacable déterminisme sociologique qu’elle ne cesse pourtant de pourfendre ?

Une autre pensée m’assailli au fur et à mesure que le RER s’arrêtait de gare en gare et que j’avais porté mon regard au dehors : Parc des expositions, Le Bourget, La Courneuve Aubervilliers, La Plaine Stade France… Jusqu’à la Gare du Nord, ce n’était que paysages de désolation, terrains vagues parsemés de déchets industriels, entrepôts d’un autre âge, ouvrages d’art grisâtres recouverts de tags, pavillons négligés, caisses de voitures ou de camions abandonnés, immeubles aux façades défraîchies… Ce ne fut qu’à l’approche de la station Chatelet que je retrouvai un spectacle conforme à ce que je pensais être mon pays natal.

La France, première destination touristique de la Planète, était-elle vraiment cet endroit du monde qui, entre son principal aéroport et sa capitale, exhibait une telle tristesse, une telle saleté et une telle misère sociale ? Que devaient penser les touristes étrangers, ceux qui n’avaient pas eu la chance de prendre un taxi et qui s’étaient naïvement engouffrés dans ces horribles wagons du RER de la ligne B, face à ce spectacle tellement éloigné de notre image internationale de luxe, d’élégance, de romantisme et de raffinement ?

Pays pauvre et rural au sortir de la seconde guerre mondiale, la France s’est reconstruire et modernisée au pas de charge, avec pendant les années dites des « trente glorieuses » des taux de croissance à faire rêver nos concurrents. Les familles s’enrichissaient, les crédits coulaient à flot, l’inflation accélérait les remboursements, le chômage n’existait pas, les entreprises essaimaient, le moral était au plus haut (comme il peut l’être actuellement au Vietnam, ou même à Abidjan depuis peu), l’ascenseur social fonctionnait à plein régime, la population quittait la campagne, rejoignait les villes, suivait des études, trouvait du travail, faisait l’acquisition d’un logement, fondait une famille…

Que s’est-il passé depuis ces années soixante-dix pour en arriver là ? Les chiffres nous disent que c’est en France que les écarts de salaires et la dispersion sociale sont les plus réduits parmi les pays « riches ». Mais est-ce bien exact ? Pire encore, la patrie des droits de l’homme et de l’égalité n’aurait-elle pas tout simplement abdiqué devant sa mission, perdu ses illusions, et toléré une fragmentation de plus en plus insoutenable de sa population ?

Comment alors expliquer la façon dont les transports en commun et leurs infrastructures reflètent à ce point la sociologie des différentes zones entourant Paris avec par exemple ce RER-A récent, propre et correctement pourvu en capacité qui comme par hasard dessert les zones chics de l’ouest et les zones des classes moyennes de l’est, tandis que ce fameux RER-D délabré, souvent en grève et sursaturé pendant les heures de pointe dessert les zones les moins favorisées du nord et du sud francilien ?

Au lieu de renverser les tendances, et d’imposer des prestations uniformes au nom de la péréquation du service public, la France (l’Ile de France plus particulièrement) n’aurait-elle pas au contraire pris acte des différences sociologiques criantes des territoires qui la constituent, et dupliqué par un monstrueux phénomène de miroir ces différences dans la façon même de servir leurs habitants respectifs ? L’Etat, puisqu’il s’agit de lui, n’agirait-il pas de façon totalement contraire à son discours social et tiers-mondiste ?

Quand on découvre que des familles quittent certaines zones desservies par le RER-D à cause de ce dernier, à cause de la façon méprisante dont il les entasse aux heures de pointe dans des voitures piteuses, à cause de la façon dont il les abandonne sur les quais les jours où les insiders indéboulonnables de la SNCF ont tout simplement décidé d’arrêter de travailler, il est logique de se demander si tout cela ne fait pas partie d’une stratégie certes inavouable, peut-être même involontairement orchestrée (par manque de courage, forcément), mais par contre totalement admise, acceptée et cyniquement reconduite ?

Des économistes réputés annoncent que le plus gros danger de la planète réside dans les écarts entre pays pauvres et pays nantis. Lorsque ces écarts deviendront inacceptables, ce sera le chaos, et le livre de J.Raspail, « Le camp des Saints », est particulièrement prémonitoire à ce sujet*. Mais ce danger n’est-il pas encore plus vrai, et encore plus prégnant à l’échelle d’un pays, de ses régions et de ses banlieues ?

* Depuis sa sortie, dans les années soixante-dix, ce livre a été régulièrement taxé de raciste et d’extrémiste. On peut toujours ergoter à l’infini sur les véritables intentions d’un auteur. Mais ce roman vaut à lui seul bien des ouvrages économiques sur ce danger qui nous guette.

 

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